Lukas Duwenhögger, José Mujica, 2016
Huile sur toile, encadrée
Courtesy de l’artiste et Collection Matthew Marks
À propos du portrait de José Mujica
Pour apaiser tout de suite les passions : mon portrait de José Mujica n’est absolument pas une œuvre dictée par l’activisme politique mais une sorte de talisman ; une garantie des qualités que tout un chacun devrait s’employer à atteindre : la foi inébranlable en la responsabilité civique et la ténacité de la grâce personnelle. C’est surtout, et avant tout, un portrait. Dans l’art du portrait, la célébrité, la notoriété ou tout simplement l’exposition du sujet – une présence physique implicite – peuvent faire oublier l’artiste et l’habileté digne d’un docteur Frankenstein dont il fait preuve. Quelle que soit sa taille, le portrait peut se révéler grandement effrayant, ou résonner avec une immédiateté intime, même après des millénaires. Nous attendons de lui qu’il soit fidèle à la réalité mais aussi révélateur parce que nous pensons que le visage des gens nous dirigera vers le bien et le mal, pour nous retrouver finalement confronté.e.s à la montagne de mensonges, de tromperies et de flatteries que l’on peut résumer sous le terme de « maquillage ». En utilisant une gradation de couleurs imperceptible à l’œil non entraîné, l’art cosmétique est celui qui se rapproche le plus du portrait. Son lien avec la tricherie et l’expertise contribuent grandement à son discrédit.
L’art du portrait comprend en général une multitude de sous-genres tels que l’autoportrait, le portrait dynastique, le portrait de groupe, le portrait allégorique, la pin-up, le portrait promotionnel ou de propagande, la caricature, le portrait politiquement engagé de victimes et de coupables d’injustice sociale, le portrait officiel commémoratif et le dernier, non des moindres, le portrait intime d’empathie, d’amour, d’amitié et de beauté. Comme tout le reste dans la vie, ces catégories peuvent se superposer, et souvent de façon étonnante. Certaines permettent une grande liberté artistique tandis que d’autres sont plus restrictives selon leur fonction dans le domaine social. Plus le sujet est puissant, et plus le public est large, plus l’accent sera mis sur le « réalisme », avec pour seul but de souligner l’autorité, la dignité du sujet, jusqu’à ce que ce « réalisme » ne devienne une forme de réalité scandaleusement pervertie et fossilisée. L’artiste travaille alors sous l’emprise totale de la censure, il devient artiste d’État à part entière. Si ce n’est pas le cas… mieux vaut ne pas savoir ce qui se passe dans sa tête.
La fausse simplicité et la franchise trompeuse du portrait peuvent ainsi représenter la ressemblance physique et spirituelle du modèle, mais aussi « un mélange insoluble de motifs politiques et d’éléments sociaux – un mélange que seuls les poètes peuvent saisir » (Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, 1951).
Mon portrait de José Mujica s’est appuyé sur le portrait officiel commémoratif ; une commande que j’aurais rêvé que passe, disons, le ministre de la Culture et de l’Éducation de l’Uruguay. Ce fantasme était provoqué par la ségrégation et la stérilité artificielles de l’artiste contemporain, ainsi que son hostilité implacable envers la main qui le nourrit : le marché de l’art. Le fait de choisir son maître juste parce qu’il roule en Coccinelle bleu layette et parce que son sourire est irrésistible, et d’imaginer qu’il a jeté son dévolu sur vous, artiste frustré, parmi tout le monde, pour faire son portrait, est en soi un délire de grandeur. Le portrait officiel commémoratif est traditionnellement réalisé grâce à l’une des trois principales disciplines techniques qui possèdent leurs propres histoires : la sculpture, la peinture et la photographie. Leurs caractéristiques communes sont la présence et la permanence matérielles, la ressemblance physique, la dignité et la retenue ainsi que l’ubiquité tendant à l’invisibilité. Les portraits officiels commémoratifs dépendent toujours d’une commande, généralement soumise par un corps politique, et sont considérés comme dénués de l’essence de l’art véritable : l’autonomie. Comme pour le portrait dynastique, ils mettent en avant des notables du corps militaire, du clergé, du monde de l’industrie, du commerce et de la politique ainsi que des représentants estimés de la culture et des sciences.
Les exemples les plus coûteux ont été réalisés en pierre ou en bronze et impliquent souvent un savoir-faire d’excellence, quel que soit le mérite artistique. La plupart sont présentés dans des places et parcs publics, et ces sculptures ne suscitent aucun intérêt, à part pour les pigeons. Aujourd’hui, les choses ont changé ; ni pour la première fois, ni pour les mêmes raisons, ni dans les mêmes lieux traditionnels. Les peintures et photographies doivent être présentées à l’abri, en quelque sorte en retrait de l’espace public, à l’intérieur ; le manque de grandeur extérieure étant compensé par un cadre plus ou moins visible.
Je vivais à Berlin quand le socle monumental du communisme a été démonté, et le monde entier se souviendra du démembrement de nombreux Saddam. Mais il ne faut pas oublier l’iconoclasme basé sur la foi, très contemporain lui aussi. L’iconoclasme est une forme violente et regrettable de censure qui sous-estime le pouvoir de la mémoire. On associe logiquement la censure à un phénomène politique, à un outil destiné à garder le pouvoir. Mais la censure commence dès la naissance, et cet instrument de notre communication et de notre langage nous cache sa vocation finale à tout jamais. Les Juifs et les homosexuels sont ceux qui connaissent le mieux son obscure équivocité. Les courants de la censure, dont la présence est puissante dans l’art du portrait, peuvent offrir de multiples possibilités d’investigation, d’élaboration et d’engagement en rapport avec des aspects de nos vies trop souvent enfouis dans le cercueil de la « représentation ».
La superposition pour le moins inhabituelle du portrait officiel et du portrait d’amour a été amenée par l’incomparable José.
Lukas Duwenhögger, Istanbul 2020