28.08 — 29.11.2020

Amy Lien & Enzo Camacho*

Amy Lien (née en 1987, Etats-Unis) et Enzo Camacho (né en 1985, Philippines) sont des artistes dont la pratique collaborative qui, partant des Philippines pour d’autres horizons, traite des itérations locales du conflit entre le travail et le capital sous l’angle des dommages post-coloniaux. Leurs projets impliquent souvent une période immersive de recherche ou de vie dans un lieu, au cours de laquelle ils tentent d’identifier des points de tension propre à la manipulation de vies et de mondes à des fins de profit et de développement. Les œuvres qui émergent de cette recherche expérientielle impliquent des expériences interactives avec des matériaux modestes (comme de la lumière, du papier, des cordes et des bâtons) sinscrivant dans un processus d’apprentissage continu.

Amy Lien & Enzo Camacho, waves move bile / Les flots du fiel, 2020
Installation multimédia, programmation lumière et son
Commissionné par Manifesta 13 Marseille
Courtesy des artistes

L’Ahp est un esprit du folklore cambodgien qui hante la région correspondant à l’ancienne Indochine française. Elle est généralement représentée comme une tête flottante, enveloppée d’un halo gazeux et de laquelle pendent des viscères. La nuit, elle sème la terreur dans son village, se nourrissant d’ordures, d’eau croupie, de plaies béantes et de fœtus, avant de rejoindre son corps à l’aube. Bien que la figure de l’Ahp soit traditionnellement associée aux notions d’étrangeté et de méfiance, Amy Lien et Enzo Camacho y voient un puissant outil pour décrypter les situations de rupture et de survie.

Dans le cadre de leur contribution à Manifesta 13, les artistes ont fait don à Marseille d’une Ahp prenant les traits de l’un des personnages féminins monumentaux qui ornent les escaliers emblématiques de la gare Saint-Charles. Créée entre 1923 et 1924 par le sculpteur provençal Louis Botinelly, l’allégorie des Colonies d’Asie prenant la forme d’une femme nue allongée, entourée d’une profusion d’objets « exotiques », et faisant face à sa jumelle, les Colonies d’Afrique, demeure un témoin grotesque du rôle de la ville au sein du projet colonial européen. Les artistes décapitent symboliquement ce monument raciste et transforment sa tête ainsi tranchée en un spectre qui hante les lugubres souterrains de la citerne des Moulins. Produisant un violent contraste avec la célébration du projet colonial signée Botinelly, l’installation sculpturale waves move bile [Les flots du fiel] dépeint cet épisode de l’histoire comme une abomination, une plaie à jamais suintante, avec laquelle nous devons perpétuellement composer à l’ère de la mondialisation néocoloniale.

Produits au cours de ces derniers mois de turbulences, dans des conditions de mobilité restreinte, principalement à New York et dans une petite ville des environs de Milan, les objets exposés, semblables à des lanternes, sont constitués de matière organique collectée par les artistes, tels que des restes de légumes et des déchets végétaux provenant de leurs environnements respectifs. Ces matériaux modestes qui concentrent l’attention sur le corps vivant, en dressant la liste des aliments consommés et des environnements habités, sont moulés dans les organes et les traits du visage de l’Ahp. En parallèle, de simples enregistrements médicaux et sonores réalisés par les artistes et diffusés par intermittence au sein de l’installation transcrivent les fonctions corporelles et les bruits ambiants, rappelant le processus intime par lequel un corps s’adapte à son environnement. Cette disposition – des têtes, des organes, de la lumière et du son – est schématisée selon la théorie de la médecine traditionnelle chinoise. Cette théorie conceptualise la santé selon l’unité des interactions entre cinq systèmes d’organes caractérisés par les éléments de la terre, de l’eau, du feu, du métal et du bois. Les pulsations internes et les sons environnementaux de ce corps collectif sont exprimés par des signaux lumineux qui ricochent les uns sur les autres, recalibrant la stase au milieu des perturbations. La représentation monstrueuse de l’histoire coloniale et de ses funestes conséquences par Amy Lien et Enzo Camacho prend ainsi une dimension générative. Telles des graines développant de nouvelles racines, les têtes flottantes aux organes internes ballants sont une invitation à imaginer de façon novatrice et insolite la vie après la rupture coloniale.

Oeuvre conçue à l’occasion de Manifesta 13 Marseille
Produit en collaboration avec Triangle France – Astérides

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