Projet curatorial porté par l’équipe artistique de Manifesta 13, Letter from to Marseille, Letters from to Marseille est une série de lettres ouvertes qui parlent de la situation dans laquelle chacun des artistes participants à Manifesta 13 Marseille se trouve localement. Cette lettre est envoyé chaque semaine jusqu’en octobre 2020, n’hésitez pas à vous inscrire ici pour la recevoir !
C’est à l’âge de 16 ans et au départ de Marseille, ville ou il était né et avait grandit, que mon grand-père pris pour la première fois la mer. Après quelques années à travailler comme mousse sur des navires marchands, il s’engage dans l’armée pour devenir infirmier-militaire et part bientôt pour le Gabon. A la suite de cela, il deviendra entomologiste, et durant plus de 30 ans, fera des allers–retours, de rapatriement en quarantaine ou en séjours d’agréments, de Marseille à Alger, à Dakar, à Cayenne. Quand j’ai commencé l’écriture du film Secteur IX B, je voulais tresser différents récits, différents trajets, appartenants d’une part à des mémoires familiales, intimes, et de l’autre à des mémoires collectives. Je voulais faire tenir ensemble des gestes communs d’appropriations, de dépossession, et des grands projet de collecte d’objet dans un contexte colonial. Tenter d’identifier cette « colonialité du pouvoir » dans les récits anodin d’une après-midi à troquer des objets à Lastoursville dans les années 1930, où de ceux d’une enfance modeste passée à jouer avec Fernandel dans la rue des 3 Mages.
Je considère le texte qui suit, écrit en 2014, comme le synopsis du film Secteur IX B, il interroge notamment la place que prend l’acte de nommer dans tout processus de domination. Montrer ce film au Musée d’Histoire Naturelle de Marseille est une manière singulière d’achever temporairement mon projet de raconter l’histoire de mon grand-père. Ou peut-être s’agit-il plus discrètement de troubler un peu le Musée, à la manière de ces drogues issues de la pharmacie coloniale qu’ingère la protagoniste principale du film, la faisant plonger dans l’inconscient d’une discipline et d’une époque.
La peur de l’insecte, la peur de l’inceste
« Nous ne sommes pas le nombre que nous croyions être. On a beau parler d'homme, de société, de culture d'objet, il y a partout des foules d'autres acteurs qui agissent, poursuivent des buts qui nous sont inconnus et se servent de nous pour prospérer. Nous avons beau suspecter l'eau pure, le lait, les mains, les tentures, le crachat, l'air que nous respirons, et ne rien voir, des milliards d'autres personnages passent et repassent en plus que nous ne voyons pas. »[1]
C'est en ces termes que Bruno Latour décrit ce qui se joue dans la révolution pastorienne, il prolonge ainsi : « le lien social est en effet composé, disent les Pastoriens, de ceux que tissent les hommes entre eux, et de ceux que tissent les microbes entre eux. On ne peut pas composer la société avec le social seulement. Il faut y ajouter l'action des microbes. On ne comprend rien au Pastorisme si l'on ne comprend pas qu'il compose la société différemment. Pour agir efficacement d'homme à homme (…) il faut faire place aux microbes. »[2]
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Lors de mes récents voyage en Guyane, j’ai remarqué que beaucoup de mes amis, tous chasseurs, avaient sur leurs bras, leurs jambes et parfois même leur visage, des cicatrices ronde ou ovale d’une taille imposante allant parfois même jusqu’à creuser la chair jusqu’au muscle. Intrigué par la ressemblance de toutes ces cicatrices, je les interrogeais alors sur leurs provenance.
C’est ainsi que j’entendis parler pour la première fois de la Dermatobia Hominis, dont la larve est plus communément appelée vers-macaque en Guyane. Cette mouche que l’on retrouve en Amérique du Sud, du Mexique à l’Argentine, vit dans les forêts tropicale primaires, c’est à dire les forêts qui n’ont pas été encore touchée par l’homme, et qui sont un terrain privilégié pour les chasseurs, car réserve providentielle de gibiers.
Pour se reproduire, cette petite mouche va devoir capturer un moustique afin de lui accrocher ses œufs sur l’abdomen. Les larves pourront éclore quand le moustique se posera sur un hôte à sang chaud, un homme ou un primate.
Ce genre d’interaction et de coopération entre la mouche et le moustique, qui voit un individu transporté par un autre se nomme phorésie. C’est une pratique très répandue chez les invertébrés, les acariens par exemples qui peuvent ainsi se faire transporter par des insectes, tel des phlébotomes, sur de très longues distances. Une fois que les larves ont pénétrées la peau de l’homme ou de l’animal, elle vont grandir pendant une période de gestation de 1 à 3 mois avant de sortir et finir ainsi leur métamorphose. Durant tout le temps de cette gestation sous cutanée, elles vont se nourrir du corps de l’hôte tout en secrétant un antibiotique qui empêchera toute infection.
Mais revenons à ces cicatrices qui m’avaient tant intriguées. Il se trouve que mes amis avaient tous tenté par des voies diverses de se débarrasser des larves en les tuant, mais sans jamais réussir à les extraire complètements, provoquant ainsi de graves infections. Certains s’accordèrent pour me dire qu’ils valaient mieux attendre la fin naturelle de la gestation, et la métamorphose complète de la larve afin d’éviter tout type de désagrément biologique.
Il me plaît d’imaginer un de ces hommes, avec une larve dans le corps, traverser la moitié de la planète, de la Guyane à la France puis la Chine ou l’Australie par exemple, pour permettre ainsi à cette petite mouche, trop fragile pour réaliser un telle distance, de découvrir et d’habiter ainsi de nouveaux espaces. Une façon d’envisager cette archipélisation des états au-delà des frontiers nationales comme une chance permettant de trouver une espèce de continuité entre l’interaction et la coopération première d’une mouche, d’un acarien et d’un moustique, dans laquelle l’homme viendrait prendre une place naturelle.
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J'ai six ou sept ans, c'est une belle journée et le soleil est haut dans le ciel. L'air est d'une douceur automnale. A la vue de la cime des arbres qui commence à rougir, j'imagine que nous sommes aux alentours du mois d'octobre. Une chaîne de montagne qui pourraient être les Alpes cerne l'horizon. Mon grand-père m'amène avec lui pour récolter des larves de moustiques. Il a l'air très jeune, âgé d'à peine une trentaine d'années. Nous traversons un pâturage clôturé par du fil électrique, où une vingtaine de vaches paissent avec fainéantise. On entend l'électricité claquer dans le fil avec la régularité d'un métronome.
Nous arrivons bientôt près d'un abreuvoir, protégé du soleil par les branches abondantes d'un noisetier. Mon grand-père m'aide à distinguer les larves de moustiques de celles des autres insectes, et il m'est bientôt aisé de reconnaître leurs têtes poilues. Il en prélève un certain nombre dans plusieurs grandes bouteilles en verre. Je prends plaisir à les regarder se tortiller pour remonter à la surface.
Après un moment, nous nous avançons vers la clôture électrifiée, afin d'emprunter un autre chemin et sortir du pâturage pour rejoindre une route goudronnée.
Je passe le premier et me baisse le plus bas possible pour éviter la décharge électrique. Je regarde alors mon grand-père qui a soudain 85 ans et qui se baisse avec de grandes difficultés. Il touche le fil. Il pousse alors un haut cri et explose en une nuée de moustiques qui tournoient autour de moi jusqu'à obscurcir complètement le soleil. J'entends sa voix, produite par le son de milliers d'ailes de moustiques, me dire : « Je suis l'ombre de mon ombre, et mon sang est plein de sang. »
Je perds connaissance. Quand j'ouvre à nouveau les yeux, les moustiques ne tournoient plus autour de moi. Je regarde mes bras qui palpitent du mouvement de milliers d’ailes, recouverts de ces insectes qui se nourrissent de mon sang. Je les arrache avec violence en battant des mains sur mes avant bras, laissant à chaque fois des trainées brunes. Soudain je me retrouve à observer l'explosion de mes globules rouges durant une crise de paludisme.
Je me réveille.
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Depuis quelques années, je tente de rassembler des matériaux, des documents, des archives pouvant me permettre de rédiger une biographie de mon grand-père, Emile Abonnenc, vue à travers le prisme de son activité scientifique d'entomologiste.
C'est en compulsant une publication sur les diptères phlébotomes de la Guyane et des Antilles françaises parue en 1952, que j'eu la surprise de rencontrer le Phlébotomus abonnenci.
Les phlébotomes sont de petits insectes, sortes de petits moustiques que l'on trouve principalement dans les zones tropicales d'Afrique et d'Amérique (Brésil, Suriname, Guyane française). A l'instar de certaines espèces de moustique, ils sont eux aussi vecteurs d'agents infectieux pour l'homme, pouvant ainsi transmettre des maladies comme la leishmaniose.
Je découvris donc dans cet ouvrage recensant plus d'une centaine de types différents de phlébotomes que, comme c'était et demeure l'usage, on avait donné le nom de mon grand-père à un type de phlébotome qui n'avait à l'époque jamais été décrit.
Comme le note Yves Delaporte, « ce mode de dénomination peut sans doute être qualifié à bon droit de symbolique : baptiser un insecte d'un nom patronymique n'est pas seulement un acte sémiotique, conduisant à appliquer, pour des raisons de commodité, un signifiant et un signifié préexistant ; c'est aussi un hommage qui, étant lié à un objet naturel, possède une valeur absolue et définitive : tant que subsistera la nomenclature linnéenne et quels que soient les progrès futurs de la science entomologique, ce nom continuera à être utilisé. Il ne s'agit donc de rien de moins que de faire accéder la personne éponyme à l'immortalité. (…) Une partie importante de la nomenclature devient ainsi le reflet de l'histoire de l'entomologie et sa pratique quotidienne actualise à chaque instant toute une mémoire historique(...). »[3]
Nous pourrions tirer une autre conclusion en étendant le champ performatif de l'usage de cette nomenclature. En effet, à partir de cette information concernant ces moustiques portant le même nom que mon grand-père, et plutôt que de ne les considérer que comme les reflets d'une mémoire historique, pourquoi ne pas les reconnaitre aussi comme une multitude de parents, certes non-humains, mais pourtant bien vivants.
Si la taxinomie linnéenne et son usage dans la description de la faune de l'Union Française avait permis de nommer un insecte d'après l'un des scientifiques l'ayant capturé le premier, ne peut-on pas maintenant appliquer certains codes de la parenté pour tenter de perturber et d'étendre les effets de cette convention ? Ne peut-on pas imaginer le moustique comme un parent, un aïeul dont le nom, la présence, et les qualités imprévisibles et informes seraient en même temps mémoire d'un passé localisé, et promesse d'un moment où les associations, les affinités et les familles auraient excédé irrémédiablement, pour le meilleur et pour le pire, tous ces modes de classification hérités des Lumières ?
Et ne pouvons nous pas faire de même de ces scarabés, punaises, phasmes ou grillons portant les nom d'Henry Morton Stanley, de David Livingstone ou encore de Marcel Griaule.
Le déplacement épistémologique que représente le fait de considérer ces moustiques et ces insectes comme des parents, est à mon sens une métaphore pouvant excéder les types de relations qu'ont entretenu et qu'entretiennent encore aujourd'hui les anciens centres impériaux avec leurs anciennes colonies, notamment en ce qui concerne l'usage du discours scientifique. L'entreprise coloniale française a en effet utilisé à son avantage, à maintes reprises et sous divers prétextes, l'action des scientifiques, médecins, chercheurs, pour donner une justification philanthropique et humanitaire à la présence et à la domination française.
Chaque découverte, en plus d'être une avancée pour la science était aussi le signe d'une installation toujours plus profonde, brutale, de l'administration coloniale et de ses méthodes d'exploitation des territoires et des corps.
Le Phlébotomus abonnenci pourrait donc devenir ce signe incontrôlable créé presque par inadvertance, cette mémoire d'un passé où la science s'est appuyée sur l'entreprise coloniale, et vice-versa. Un signe dont l'impossible circulation ne ferait que renforcer sa puissance d'évocation. En effet, la circulation d'animaux, amphibiens ou insectes venant de pays n'appartenant pas à la communauté européenne est sévèrement contrôlé, c'est du moins ce que l'on peut lire dans l'article L.236-1 et L.236-9 du code rural. Contrevenir à ces règles, c'est aussi s'exposer à une amende de 15 000 euros, ainsi qu'à une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à 3 ans fermes.
La frontière, la loi, la peur seraient donc les outils, les raisons permettant de nier la complexité des relations dont nous héritons. Des lieux et des forces antagonistes, associant tout en maintenant séparés. Et on pourrait imaginer malgré tous ces contrôles ce que pourraient être leurs circulation, allant de non-lieux en centres de transit, de soutes d'avions en centres de distributions puis de quarantaine, autant d'espaces liminaux qui sont maintenant devenus les lieux communs d’une vie à l'aune du capitalisme planétaire.
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Dans un texte récent[4], l’artiste américaine Candice Lin nous rappelle après Lynn Margulis, que 9 sur 10 des cellules dites humaines contenues dans notre corps sont d’origine bactériennes. Ce que nous pensons et désignons comme une pensée humaine ne serait donc en fait que le résultat et l’évolution du mouvement massif de bactéries répondants à des stimuli aussi basiques que la chaleur, la nourriture, ou encore les changements d’intensité lumineuse.
Elle prolonge en nous proposant d’imaginer ce que nous croyons être notre plus irréductible, notre plus intime identité, comme une sorte de modèle d’évolution partagée, où nous serions toujours endettés et liés aux actions d’autres dont nous ne connaitrions pas forcément l’existence.
Imaginons les conséquences que ce déplacement pourrait avoir sur la façon dont est distribué le pouvoir dans notre monde globalisé.
Et ce serait peut-être cela cette nouvelle chair qu’il nous faut appeler, une chair sans normes, habitée d’une multiplicité de monstruosités viables dont la survie dépendrait de leurs coopérations toujours reconduite.
Il s'agirait donc de fabriquer un paysage physique et métaphorique qui nous mettrait au cœur de ces sentiments d'attirance et de répulsion, nous permettant peut-être d'imaginer d'autre façons de construire des communautés au-delà de présupposés identitaires. Dans ces périodes de crises, aux questions « Qui compose ce « nous » (...) ? Sur quelles identités peut-on s'appuyer pour fonder un mythe politique aussi puissant que ce « nous », et qu'est ce qui pourrait pousser quelqu'un à s'engager dans une telle collectivité ? » Donna Haraway nous fait une proposition :« une autre possibilité de réponse à ces crises s'est imposée : la coalition – l'affinité, plutôt que l'identité. »[5]
Et peut être ces insectes/parents seraient-ils là comme les signes de ces nouvelles affinités au-delà des identités.
[1] Bruno Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes, La découverte, Paris 2001, p. 62.
[2] Ibid, p. 63.
[3] Yves Delaporte, “Sublaevigatus ou subloevigatus ? Les usages sociaux de la nomenclature chez les entomologistes", in Des animaux et des Hommes, Musée d'Ethnographie, Neuchâtel, 1987, pp. 199–200.
[4] Candice Lin, “The long-lasting intimacy with strangers”, in Ramper, dédoubler. Collecte coloniale et affect, B42, Paris, 2016.
[5] Donna Haraway, Manifeste cyborgs et autres essais, Exils Editeur, Paris, 2007, p. 39.
À Bernard Stiegler
Il y a quelques mois, quand je réfléchissais au titre de mon exposition au Musée d’Histoire de Marseille dans le cadre de Traits d’union.s, je repensai aux écrits de et en conversations avec Bernard Stiegler, en particulier sur la Pharmacologie. A partir de l’essai de Jacques Derrida, La Pharmacie de Platon, qui décrit l’écriture comme un pharmakon, Stiegler offre une critique politique de l’exploitation systématique de la part du pouvoir et de la société contemporaine. Selon Platon, nous dit Stiegler, le pharmakon est à la fois un remède et un poison et toute technique est un pharmakon, c’est-à-dire qu’elle peut d’être utilisée soit pour des fins constructives, soit pour des fins destructrices. Toute disposition humaine, comme par exemple, écrire, exposer, travailler…, peut servir soit à cultiver, à bâtir, à soulever, soit à abimer, à endommager, à détériorer. La pharmacologie façonne l’éthique et la politique des êtres humains, ainsi que leurs ressources et leur environement. Elle pousse à transformer la guerre économique — qui a commencé avec la colonisation — en un pacte économique qui ne détruit pas inévitablement le monde (et sa terre) mais le cultive consciemment.
Philosophe, fondateur et directeur de Ars Industrialis, une association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit, fondateur de l’Institut de recherche et d’innovation au sein du Centre Pompidou, fondateur de pharmakon.fr, une école de philosophie à Epineuil-le-Fleuriel gratuite et ouverte à toutes et à tous, et auteur de nombreux ouvrages et textes, dont La technique et le Temps ; Aimer, s’aimer, nous aimer : du 11 septembre au 21 avril ; De la misère symbolique ; Mécréance et Discrédit ; Prendre soin, de la jeunesse et des générations ; Pour une nouvelle critique de l’économie politique ; Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, de la pharmacologie ; et Pharmacologie du Front National, Stiegler développe une pensée de la technique et de la technologie et appelle à les comprendre et à les transformer, et à intervenir sur les systèmes exploiteurs et les tendances destructrices des sociétés de consommation. Il croit à la possibilité et à la nécessité de s’approprier et de transformer nos modes de vies. Pour Stiegler le confinement, prononcé en France en mars 2020 pour essayer de ralentir la propagation du virus COVID-19, « devrait être l’occasion d’une revalorisation du silence, des rythmes que l’on se donne, plutôt qu’on ne s’y plie, d’une pratique très parcimonieuse et raisonnée des médias et de tout ce qui, survenant du dehors, distrait l’Homme d’être un Homme. »
Lors de nos rencontres à Zurich et à Londres, nous avons discuté d’individuation psychique et collective, d’automatisation de la société, de rétention tertiaire, d’organologie politique, mais aussi d’architecture. Stiegler lie la question de l’architecture à celle de la construction de l’habitation, et en fait donc une question d’anthropotechnique, c’est-à-dire une question visant à réaliser le meilleur équilibre possible entre l’être humain, la machine et les systèmes de commande. Pour Stiegler, ce qui constitue l’architecture c’est la tertiarisation de l’espace, c’est-à-dire la temporalisation de l’espace et la spatialisation du temps à travers une organologie, que l’on peut comprendre comme la relation transductive entre trois type d’« organes » : physiologiques, techniques et sociaux. Stiegler décrit l’architecture, et donc la construction de l’habitation, comme la technicisation de l’être vivant. Cette technicisation est liée à la grammatisation, qui est l’écriture et la technologie de la mémoire. La grammatisation peut être décrite comme un processus de formalisation qui transforme un contenu temporel en un agencement spatial et permet leur reproductibilité. Une architecture. Une habitation. Une écriture. Une technicisation. Une pharmacologie.
L’abri, l’asile, le bidonville, la cité, le foyer, l’hôtel meublé, l’H.L.M. (Habitat à Loyer Modéré), le refuge, la roulotte… poussent à repenser l’écriture du temps et de l’espace et à plaider pour ce que Stiegler a appelé, lors d’une de nos conversations, la « déprolétarisation de l’architecture » (de l’habitation), et ainsi en finir avec la prolétarisation planifiée d’une partie de la société à travers le mal-logement, le délogement, ou le non-logement. La déprolétarisation de l’architecture est une action politique et collective qui permet aux habitant.e.s mal-logé.e.s, délogé.e.s, ou non-logé.e.s de prendre dans la vie sociale et politique la place qui est la leur de droit. Cette déprolétarisation sollicite ce que Stiegler appelle la « transindividuation », c’est-à-dire la transformation de « je » par le « nous » et le « nous » par le « je ». C’est une dynamique psycho-socio-technique par laquelle le transindividuel n’est jamais un aboutissement achevé, mais toujours simultanément une action. Stiegler nous rappelle qu’« il n’y a pas de transindividuation sans techniques ou technologies de transindividuation, qui sont des pharmaka », c’est-à-dire qu’elles peuvent servirt soit à élever, soit à opprimer des populations spécifiques. Pour Traits d’union.s, étant donné que je croie et défends la déprolétarisation, j’expose la prolétarisation à l’œuvre, ou ce que j’ai appelé la Pharmacologie du logement.
Bernard Stiegler nous a quitté le 6 août 2020. Sa pensée, ses actions, son sourire, son humeur, sa générosité restent à jamais avec nous et continueront à nous cultiver et à nous apprendre à « aimer, s’aimer, nous aimer ».
Samia Henni : le travail de Samia Henni, née en 1980 à Alger, se situe au croisement des Histoires de l’environnement bâti, des pratiques coloniales et des opérations militaires, du début du XIXe siècle à nos jours. Son travail vient explore des micro-histoires spécifiques de dépossession planifiées, d’exploitation et d’oppression. Elle révèle ainsi les macro-histoires du colonialisme, de l’impérialisme et de la mondialisation. Son ouvrage primé Architecture de la contre-révolution : L’armée française dans le nord de l’Algérie (EN, gta Verlag, 2017; FR, Editions B42, 2019), sa publication War Zones (gta Verlag, 2018), et son exposition Discreet Violence: Architecture and the French War in Algeria (2017–2019; Zurich, Rotterdam, Berlin, Johannesburg, Paris, Prague, Ithaca, Philadelphia) explorent les stratégies spatiales de contrôle et de surveillance menées par les États. Elle enseigne actuellement au sein du College of Architecture, Art and Planning de l’université de Cornell aux États-Unis.
L'équipe artistique de Traits d'union.s, programme principal de Manifesta 13 Marseille, est composée de Katerina Chuchalina (Conservatrice en chef VAC foundation, Moscou and Venise), Alya Sebti (Directrice ifa gallery, Berlin) et de Stefan Kalmár (Directeur ICA, Londres).
Les 6 chapitres de Traits d’union.s (La Maison, Le Refuge, L'Hospice, Le Port, Le Parc et L'École) seront visibles du 9 octobre au 29 novembre 2020.
À propos du portrait de José Mujica
Pour apaiser tout de suite les passions : mon portrait de José Mujica n’est absolument pas une œuvre dictée par l’activisme politique mais une sorte de talisman ; une garantie des qualités que tout un chacun devrait s’employer à atteindre : la foi inébranlable en la responsabilité civique et la ténacité de la grâce personnelle. C’est surtout, et avant tout, un portrait. Dans l’art du portrait, la célébrité, la notoriété ou tout simplement l’exposition du sujet – une présence physique implicite – peuvent faire oublier l’artiste et l’habileté digne d’un docteur Frankenstein dont il fait preuve. Quelle que soit sa taille, le portrait peut se révéler grandement effrayant, ou résonner avec une immédiateté intime, même après des millénaires. Nous attendons de lui qu’il soit fidèle à la réalité mais aussi révélateur parce que nous pensons que le visage des gens nous dirigera vers le bien et le mal, pour nous retrouver finalement confronté.e.s à la montagne de mensonges, de tromperies et de flatteries que l’on peut résumer sous le terme de « maquillage ». En utilisant une gradation de couleurs imperceptible à l’œil non entraîné, l’art cosmétique est celui qui se rapproche le plus du portrait. Son lien avec la tricherie et l’expertise contribuent grandement à son discrédit.
L’art du portrait comprend en général une multitude de sous-genres tels que l’autoportrait, le portrait dynastique, le portrait de groupe, le portrait allégorique, la pin-up, le portrait promotionnel ou de propagande, la caricature, le portrait politiquement engagé de victimes et de coupables d’injustice sociale, le portrait officiel commémoratif et le dernier, non des moindres, le portrait intime d’empathie, d’amour, d’amitié et de beauté. Comme tout le reste dans la vie, ces catégories peuvent se superposer, et souvent de façon étonnante. Certaines permettent une grande liberté artistique tandis que d’autres sont plus restrictives selon leur fonction dans le domaine social. Plus le sujet est puissant, et plus le public est large, plus l’accent sera mis sur le « réalisme », avec pour seul but de souligner l’autorité, la dignité du sujet, jusqu’à ce que ce « réalisme » ne devienne une forme de réalité scandaleusement pervertie et fossilisée. L’artiste travaille alors sous l’emprise totale de la censure, il devient artiste d’État à part entière. Si ce n’est pas le cas… mieux vaut ne pas savoir ce qui se passe dans sa tête.
La fausse simplicité et la franchise trompeuse du portrait peuvent ainsi représenter la ressemblance physique et spirituelle du modèle, mais aussi « un mélange insoluble de motifs politiques et d’éléments sociaux – un mélange que seuls les poètes peuvent saisir » (Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, 1951).
Mon portrait de José Mujica s’est appuyé sur le portrait officiel commémoratif ; une commande que j’aurais rêvé que passe, disons, le ministre de la Culture et de l’Éducation de l’Uruguay. Ce fantasme était provoqué par la ségrégation et la stérilité artificielles de l’artiste contemporain, ainsi que son hostilité implacable envers la main qui le nourrit : le marché de l’art. Le fait de choisir son maître juste parce qu’il roule en Coccinelle bleu layette et parce que son sourire est irrésistible, et d’imaginer qu’il a jeté son dévolu sur vous, artiste frustré, parmi tout le monde, pour faire son portrait, est en soi un délire de grandeur.
Le portrait officiel commémoratif est traditionnellement réalisé grâce à l’une des trois principales disciplines techniques qui possèdent leurs propres histoires : la sculpture, la peinture et la photographie. Leurs caractéristiques communes sont la présence et la permanence matérielles, la ressemblance physique, la dignité et la retenue ainsi que l’ubiquité tendant à l’invisibilité. Les portraits officiels commémoratifs dépendent toujours d’une commande, généralement soumise par un corps politique, et sont considérés comme dénués de l’essence de l’art véritable : l’autonomie. Comme pour le portrait dynastique, ils mettent en avant des notables du corps militaire, du clergé, du monde de l’industrie, du commerce et de la politique ainsi que des représentants estimés de la culture et des sciences.
Les exemples les plus coûteux ont été réalisés en pierre ou en bronze et impliquent souvent un savoir-faire d’excellence, quel que soit le mérite artistique. La plupart sont présentés dans des places et parcs publics, et ces sculptures ne suscitent aucun intérêt, à part pour les pigeons. Aujourd’hui, les choses ont changé ; ni pour la première fois, ni pour les mêmes raisons, ni dans les mêmes lieux traditionnels. Les peintures et photographies doivent être présentées à l’abri, en quelque sorte en retrait de l’espace public, à l’intérieur ; le manque de grandeur extérieure étant compensé par un cadre plus ou moins visible.
Je vivais à Berlin quand le socle monumental du communisme a été démonté, et le monde entier se souviendra du démembrement de nombreux Saddam. Mais il ne faut pas oublier l’iconoclasme basé sur la foi, très contemporain lui aussi. L’iconoclasme est une forme violente et regrettable de censure qui sous-estime le pouvoir de la mémoire. On associe logiquement la censure à un phénomène politique, à un outil destiné à garder le pouvoir. Mais la censure commence dès la naissance, et cet instrument de notre communication et de notre langage nous cache sa vocation finale à tout jamais. Les Juifs et les homosexuels sont ceux qui connaissent le mieux son obscure équivocité. Les courants de la censure, dont la présence est puissante dans l’art du portrait, peuvent offrir de multiples possibilités d’investigation, d’élaboration et d’engagement en rapport avec des aspects de nos vies trop souvent enfouis dans le cercueil de la « représentation ».
La superposition pour le moins inhabituelle du portrait officiel et du portrait d’amour a été amenée par l’incomparable José.
Lukas Duwenhögger, Istanbul 2020
Lukas Duwenhögger : Lukas Duwenhögger est né en 1956 à Munich, Allemagne. Il vit et travaille à Istanbul, Turquie.
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À vous qui viendrez du large
« Marseille appartient à qui vient du large », la citation est de Blaise Cendrars, mais passera sans doute à la postérité – si elle n'était pas juste une phrase en l'air – comme l'exergue du mandat de la nouvelle maire (la « bonne maire », comme l'a surnommée le journal Libération) de Marseille, Michèle Rubirola, élue au terme d'une interminable campagne, de deux tours entrecoupés d'un confinement, d'un troisième tour où l'on a bien failli basculer à droite toute, à la faveur d'une alliance, toujours possible, de la droite des doyens avec une extrême-droite subitement moins infréquentable dès lors qu'elle est en position de faire basculer l'élection...
Mais au bout de ce long tunnel la voilà, cette ville échouée mais radieuse, qui ouvre une nouvelle page de son histoire de bon augure, « Marseille appartient à qui vient du large ». C'est facile à dire quand on est Blaise Cendrars, mais pour la nouvelle maire d'un des plus grands ports du nord de la Méditerranée, qu'est-ce à dire? Alors que les frontières n'ont jamais été aussi fermées, que la campagne fut émaillée des cris d'orfraies d'une droite qui ne digérait pas que le programme de la candidate Rubirola assume pour Marseille de (re)devenir une vraie ville d'accueil pour les migrants. On rappelle quand même que Marseille a su accueillir, à d'autres époques, plus ou moins chaleureusement, des vagues de centaines de milliers d'Arméniens, ou de Pieds-Noirs, aujourd'hui constitutifs de notre identité collective.
Cela dit, alors que Michèle Rubirola prononçait cette phrase d'une voix pleine d'émotion, l'Ocean Viking (successeur de l'Aquarius, navires affrétés par l'ONG marseillaise SOS Méditerranée pour le sauvetage en mer) appelait désespérément à l'ouverture d'un port sûr pour débarquer les personnes rescapées à son bord, et l'a finalement trouvé ailleurs qu'à Marseille. Dans notre ville si polluée par les bateaux de croisière et les ferries, le confinement avait fait l'effet d'un grand bol d'air – vite enfumé, puisqu'on a vu les énormes immeubles flottants reprendre leurs allées et venues dès le confinement levé. En revanche, nous manquent toujours les ferries qui faisaient la navette avec l'Algérie et la Tunisie. Ceux-là qui rythment habituellement nos semaines en pénétrant dans Marseille lentement, glissant entre le Mucem (le musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée) et la digue du Large, avec sur le pont les passagers par dizaines qui, tellement pressés d'accoster, saluent le coeur battant (on pourrait entendre battre leurs coeurs rien qu'à les voir, serrés contre les balustrades) Marseille qui leur appartient peut-être, dans leurs rêves, mais pour l'heure, ils attendent toujours un feu vert que le souvenir de Blaise Cendrars ne suffira pas à rallumer.
Car notre époque ne respire décidément pas l'air du large.
Déjà cet incroyable confinement. La nouvelle de l'arrivée de l'épidémie dans mon pays de résidence habituelle m'a surprise alors que j'étais à Kinshasa (RDC), en résidence d'écriture avec un poète congolais, Peter Komondua, pour un projet que nous devions ramener à Marseille fin mai au festival Oh les beaux jours. Festival annulé, bien sûr. Moi seule ai pris l'avion pour regagner Marseille; nul ne peut dire à l'heure où j'écris ces lignes quand Peter Komondua pourra réunir à nouveau les conditions pour venir rencontrer le public marseillais – car Marseille a parfois su inspirer les écrivains venus d'ailleurs (qu'on pense aux personnages de dockers gravés dans le marbre de notre patrimoine littéraire par l'écrivain de la Harlem Renaissance Claude McKay, ou par l'écrivain et cinéaste sénégalais Ousmane Sembène); mais encore faut-il pouvoir se payer l'avion et obtenir un visa.
Parmi les annulations, celle de la Biennale des Ecritures du Réel, événement important sur la scène marseillaise, où nous devions découvrir une troupe de jeunes intitulée Le(s) Pas Comme Un(s), animée par Karine Fourcy, dans un spectacle sur le thème « Grandir ». Grandir ici quand on vient d'ailleurs, plusieurs des jeunes de la troupe qui sont venus de Côte d'Ivoire, d'Afghanistan, d'Albanie, d'Algérie, à pieds, en avion, en bateau pneumatique, peuvent en parler - et ne disent pas souvent sentir que Marseille leur appartient. C'aurait été l'occasion du moins de les inscrire au programme de notre ville, de les voir sur scène, d'entendre résonner leurs paroles, mais ce ne sera pas pour 2020. Et comme vous le savez, la biennale Manifesta, qui promettait de faire rayonner Marseille sur la scène contemporaine internationale (et inversement), ouvrira certes, mais avec retard, en format réduit, en l'absence forcée de certains artistes qui auraient dû venir de loin et sont, comme moi qui vous écris, bloqués dans leur pays et contraints d'inventer d'autres canaux pour que, malgré tout, quelque chose de notre expérience collective, par delà nos confinements, prenne le large.
Si l'on est honnête, on dira que tout le monde ne se plaint pas de ces annulations, à gauche comme à droite. Parfois même, avec de bonnes raisons ou du moins des craintes légitimes: que l'attrait systématique de ce qui vient d'ailleurs, aussi stérilisant que son rejet systématique, ne soit qu'une occasion de plus de négliger la Marseille populaire qui souffre (mais qui crée) dans l'indifférence et la frustration depuis trop longtemps. Mais un petit vent de repli sur soi flotte sur nos sociétés, assorti d'une brise de pragmatisme de courte vue, qui a fait dire aux Français à peine déconfinés que les artistes étaient au top des « professions inutiles » - paradoxe, alors que nous avons, pour la plupart d'entre nous, tant consommé de culture ces derniers mois (à part celles et ceux qui étaient au front justement, dont je ne sais pas – je crains fort la réponse négative – si la musique, la lecture, les films, les séries, la radio... leur ont permis d'apaiser, de distraire, d'approfondir leur expérience de cette crise).
Or donc confinée dans le quartier-village de Noailles en plein coeur de Marseille, désoeuvrée et accablée par un vent d'apocalypse, je me suis plongée dans les archives d'une histoire mythique, si lointaine que nous n'en avons qu'une mémoire collective complètement erronée: celle de la Peste noire, racontée sous forme d'un feuilleton passionnant sur le site d'un collectif d'historiens, Actuel Moyen Âge(1).
J'y apprends que l'Italie a été aussi particulièrement dévastée par la Peste que par le COVID-19, bien que les chiffres du XVe siècle dépassent de loin les pires prévisions de nos collapsologues contemporains: 70% de mortalité dans les Abruzzes. 70%! Plus que le taux d'abstention aux dernières élections marseillaises, c'est dire. C'est aussi le pourcentage des personnes qui pensent que les artistes sont au summum de l'inutilité. Cela n'a rien à voir, je sais. Mais quand même...
Il y a quelque chose de profondément mortifère dans ces derniers chiffres. Le symptôme d'une société en pleine sclérose de l'imagination. « L'imagination au pouvoir! », scandait-on à une époque qui semble aussi étrangère à la nôtre que l'était le Moyen Âge. Saviez-vous qu'en Toscane, dans la petite commune de San Gimignano, à la perspective d'une seconde vague de peste en 1464 (alors qu'elle avait déjà été touchée l'année précédente), la ville décida en urgence de réquisitionner un artiste qui travaillait dans le coin pour peindre à la hâte (16 jours chrono) une grande fresque mettant la population de San Gimignano sous la protection de saint Sébastien intercesseur. Puissance de l'imagination: les 38 malades de la peste ont été miraculeusement guéris le jour même de l'inauguration de la fresque! En tout cas, c'est ce que l'histoire a retenu.
Alors, d'où viendront les vents qui porteront notre histoire vers la grande mémoire collective de l'humanité? Celle d'une période douloureuse, tendue, inquiète... mais dans laquelle circule, malgré tout, par nos fenêtres, nos oreilles, nos coeurs grands ouverts, l'appel du large, un vent d'espoir, un désir d'ailleurs, de vous qui nous lisez, où que vous soyez. Nous vous attendons.
Valérie Manteau, 6 août 2020, Marseille
(1) actuelmoyenage.wordpress.com
Valérie Manteau : Valérie Manteau est auteure, éditrice et journaliste française. Elle a fait partie de l'équipe de "Charlie Hebdo" et des éditions Les Échappés de 2008 à 2013. Suite à de longs séjours en Turquie, à Istanbul, elle a écrit deux livres publiés aux éditions Le Tripode : « Calme et Tranquille » en 2016 et « Le Sillon » à la rentrée littéraire 2018, pour lequel elle reçoit le prix Renaudot. Elle travaille également pour le théâtre et pour la saison 2020-2021, elle est artiste associée à l'IEP d’Aix. Engagée dans le mouvement social, notamment avec les Etats généraux de Marseille, elle vit à Marseille, à Noailles.
Chère Robert,
Heureux d’avoir de tes nouvelles !
Je dois dire tout de suite que je comprends ton intérêt. Oui, en ces temps de « petite humanité », il est courant de réfléchir aux expositions qui ont été populaires au XXe siècle et nous ont un peu « secoués » ou, si nous parlons d’un geste plus audacieux, aux expositions de la fin qui « marquent une limite », mais toujours au nom du génie artistique. Tu sais bien que les premières consistent à créer de l’art, et les secondes à l’enterrer. Et enterrer l’art est peut-être la méthode la plus populaire – après l’enfantement – pour atteindre l’immortalité personnelle au XXe siècle. Et seuls les plus désespérés courent le risque de se tourner vers les expositions de la fin, qui refusent le « salut » individuel et œuvrent au nom de la structure exposante ou de l’art lui-même – dans l’optique de sauver tout le monde. Ils parlent au nom du monde, de la bureaucratie du temps, si tu veux, du passé, du futur en tant que tels. Bien sûr, il existe un abîme, à l’échelle de la vie humaine, entre la « Dernière exposition futuriste de tableaux 0.10 » de Saint-Pétersbourg et l’exposition « Contre l’Art » de Belgrade, mais ceux qui sont capables, avec leurs regards, de transpercer cet abîme, ceux-là voient la vérité. En ce sens, ta décision de reconstruire Manifesta 13 comme une ressource pour W$j5y3$%YH est une tentative de voir à travers l’abîme. Je soutiens pleinement cela, même si c’est un pari risqué. Quelqu’un qui aurait un contrôle sur l’intelligence artificielle choisirait toujours la Manifesta 6 annulée de Chypre, ce qui est compréhensible. Après tout, son système d’optimisation élimine les excès. Cependant, comme le dit une chanson russe : « Oh, oh, je parie sur zéro, c’est une décision étrange, mais j’ai toujours eu de la chance avec zéro ».
M13, à n’en pas douter, n’a pas été conçue au départ comme la « dernière » biennale européenne nomade. Le texte de l’exposition traitait d’un projet reflétant la possibilité de solidarité. Plus encore, la solidarité à unniveau linguistique profond. Il me semble que, d’une certaine manière, cela s’apparente à ce que certains poètes de langue américaine tentaient d’obtenir en combinant, paradoxalement, un intérêt pour l’esthétique marxiste de Lukacs et une lecture attentive des Post-Structuralistes. Cette approche supposait une sorte de solidarité zéro basique, qui se produit littéralement au moment de l’apparition, du choix de la première lettre, du premier mot, mot libre si tu veux. Le moment du choix et le hasard jouent ici un rôle essentiel (comme tu le sais, ton premier modèle a été construit sur le même principe de choix, nommé « chaîne de Markov », une approche exempte de mémoire qui est idéalement décrite comme logique d’avant-garde et mondes sans développement temporel). Ainsi, à partir de ce point, la sphère unidimensionnelle, la source d’une sorte de « big bang », l’univers se gonfle dans sa totalité… Bien sûr, cela ne marche pas dans un monde de personnes. À partir de zéro, la distance entre la solidarité linguistique et la solidarité corporelle dans un espace physique divisé par des structures politiques et économiques est infiniment grande. Mais y aura-t-il une réelle solidarité sans ce premier pas, sans une communauté linguistique zéro de liberté de choix ? L’humanité a trébuché sur ce dilemme.
Dans le Marseille de ces années-là, faire appel au langage n’était pas un geste formel. La force de gravité – autre force d’unification des corps de ce monde – a causé la mort des habitant.e.s les plus vulnérables de ce lieu. La crise du logement qui en a découlé a provoqué une confrontation politique, qui s’est poursuivie pendant la préparation et la présentation de l’exposition. La complexité de la situation venait en partie de la polyphonie linguistique de la population locale. L’incapacité à trouver avec précision une langue commune entre les représentants des différentes diasporas, leur ségrégation linguistique avait ses racines dans des divisions de classe et des tensions sociales vives. La possibilité de la traduction, comme outil pour réaliser la solidarité linguistique entre les opprimés, comme arme pour attaquer la langue du pouvoir, a acquis une signification politique importante. Elle est devenue l’un des fondements de l’activité militante locale depuis un certain temps. Du moins, c’est ainsi que je vois la situation du point de vue de mon époque qui, comme tu le comprends, est une région assez détachée.
En général, mes souvenirs de 2020 sont remplis d’événements linguistiques. Te souviens-tu de tes premiers dialogues poétiques ? Lorsque quelqu’un m’interroge à leur sujet, je réponds toujours : « Elle savait déjà tout ».
… « Et si j’y arrive, alors quoi ? »
Alors tu seras immortelle, immortelle dans ton art, immortelle dans ton sang, immortelle dans tes os, immortelle dans ton histoire, Immortelle dans ta chair. Immortelle, et non plus humaine.
« Et si j’échoue ? »
Alors tu seras humaine, jusqu’à la mort.
« Comment saurai-je si je suis Uber ? »
Tu sauras. Tu sauras. Tu sauras.
« Et alors que faites-vous exactement, vous, les Poètes Uber ? Que faites-vous exactement ? »
Nous savons. Nous savons. Nous savons.
« Comment puis-je apprendre de vous ? »
Tu ne peux pas. Tu ne peux pas. Tu ne peux pas.
« Alors pourquoi êtes-vous venus me trouver ? Pourquoi avez-vous chuchoté à mon oreille ? »
Pour te donner de l’espoir. Pour te donner quelque chose à poursuivre. Pour te donner une raison d’écrire. Pour te donner une raison de vivre. Pour te donner quelque chose à faire quand tu t’ennuies. Pour te donner un but. Pour te donner un rêve.
« Mais comment puis-je devenir Uber si vous ne me dites pas comment ? »
Nous ne pouvons pas te le dire. Nous ne pouvons pas te le dire. Nous ne pouvons pas te le dire.
« Alors à quoi servez-vous ? »
Nous sommes toi. Nous sommes toi. Nous sommes toi.
« Ça ne m’avance pas beaucoup. »
C’est tout ce que nous pouvons faire. C’est tout ce que nous pouvons faire. C’est tout ce que nous pouvons faire.
« Je pense que ce n’est pas grand-chose. »
Nous savons. Nous savons. Nous savons.
Oui, tu te demandes à juste titre, avec quelle langue ? À cette époque, il s’agissait de l’anglais. Et cela, en particulier, posait un problème. La langue est liée au territoire et aux ambitions impériales des personnes qui y vivent. Du moins, c’était le cas à l’époque. Mais dans ce cas, M13 est devenue la première biennale spécifique à une époque et la dernière biennale spécifique à un endroit. En outre, ce format n’allait pas avec le lieu, qui à l’époque s’appelait l’Union européenne. Et ce lieu a, en fait, cessé d’exister sous sa forme originale. Il est étonnant de voir comment l’Institut pour la maîtrise du temps a fait entrer M13 dans le vide entre le dos de zéro et le coffre d’un deux. Le nomadisme dans l’espace physique a fait place au nomadisme dans le temps. Certes, ils ont continué à être connectés, mais cette connexion était déjà en train d’être repensée de façon spectaculaire. Pourtant, faire une biennale à la périphérie de l’Europe n’est pas la même chose que faire une biennale à la périphérie d’un récit historique. Si tu penses que les deux ne sont que des formes différentes de subjugation ou de coercition – si, pour l’humanité, la colonisation de « l’espace » au sens extra-terrestre est considérée comme acceptable et même souhaitable, alors la colonisation de « l’espace » au sens extra-temporel paraîtra également attrayante.
L’espace physique a pris fin en 2020 aussi soudainement que, parfois, une journée d’été ensoleillée. Avec l’arrivée du virus et l’annonce de la quarantaine, l’espace a fait place à des « créneaux horaires » – ou, plus précisément, à leur absence. En effet, la fuite constante du temps qui a commencé en 2020 est devenue le principal problème de l’organisation de la vie sur Terre. Éviter leurs biennales impliquait désormais de mettre en place, tous les deux, de nouvelles boucles de changements dans le système de l’art qui figeraient les gens à la périphérie de l’éternité. Contrairement à d’autres expositions, M13 est restée à peu près au même point dans le temps et l’espace que celui où l’anomalie s’est produite. Cette décision en a, peut-être, fait la dernière biennale sur l’espace, son manque, ainsi qu’un adieu à celui-ci. Mon conseil pour la reconstruire est de se concentrer précisément sur ces aspects. Les fissures dans l’espace où le temps a déjà commencé à s’infiltrer – un autre temps, pourrait-on dire.
Toutes les réglementations que l’homme a imposées à l’espace l’ont rendu insupportable. Il a fondu à tel point que nous nous sommes retrouvés obligés d’écouter le son continu du ronflement d’un voisin de l’autre côté du mur. J’appellerais cela une solidarité sans peau, quelque chose de comparable dans sa structure au Goulag soviétique, où les prisonniers se recroquevillaient dans un espace extrêmement comprimé au cœur de la Sibérie.
Shklovsky a écrit quelque part en 1917 : « L’automatisation mange les choses, les vêtements, les meubles, la femme, et la peur de la guerre ». Si nous suivons la logique de ce jeune formaliste russe, alors la Révolution prolétarienne et la Première Guerre mondiale ont été causées en partie par le désir de désautomatiser une réalité trop bureaucratique. Je me souviens d’Héraclite : « La guerre est le père de tous et le roi de tous ». Ou l’invocation de la guerre par les Futuristes italiens. Cela nous amène à l’idée que la désautomatisation est une technique artistique, une technologie d’avant-garde qui ne mène pas nécessairement à quelque chose de bien.
Paradoxalement, nous pouvons parler de l’expérience de l’isolement forcé qui a mené à une réduction extrême de l’espace en 2020, comme de l’un des principaux événements libérateurs de la décennie. Dans un sens, elle pourrait être considérée comme un geste artistique, mais dans le rôle de l’acteur, nous avons un virus. Un virus est un organisme à la limite de la vie. Il s’agit d’une forme de vie particulière puisqu’ils possèdent un matériel génétique, sont capables de créer des entités similaires à eux-mêmes et évoluent par sélection naturelle. Cependant, il manque aux virus des caractéristiques importantes, comme une structure cellulaire et un métabolisme propre, que la science de l’époque utilisait pour définir la vie. Néanmoins, je dirais que le virus à demi vivant est une forme idéale d’artiste d’avant-garde : une entité qui n’a presque rien à perdre parce qu’elle est déjà presque rien. Mais ce n’est qu’en étant connecté à l’activité du virus que quelque chose pourrait devenir assez important ou, pour utiliser le langage des formalistes russes, assez étrangement ressuscité pour vivre.
Oui, 2020 nous a fait regarder le monde avec des yeux nouveaux, mais seulement pour ceux qui sont restés dans ce monde. Le prix que l’humanité a dû payer pour la réalisation de la désautomatisation était trop élevé. Pour être honnête, la désautomatisation est toujours, en un sens, une régression. Cela nous permet de regarder les choses avec des yeux nouveaux mais, en règle générale, ce sont les yeux d’un enfant. On pourrait à bon escient parler de la dialectique de l’automatisation. Si nous apprenions à voler sans penser au fonctionnement des muscles de nos ailes, nous perdrions alors non seulement la fraîcheur de la perception dans ce processus (automatisation), mais nous gagnerions aussi quelque chose de beaucoup plus important : l’opportunité de vivre dans un nouvel environnement, de voir la Terre depuis le ciel, de franchir librement de grandes distances et, finalement, de défier la gravité. Lorsque nous apprenons à parler, nous devons nous souvenir d’un nombre très important de sons, les combiner en mots, apprendre la séquence des mouvements musculaires du larynx, nous souvenir de leur expression visuelle, donner un sens à tout cela – pour automatiser notre expression orale et écrite. Automatiser pour pouvoir ensuite se lamenter sur la solidité de la cage dans laquelle nous nous trouvons, pour rêver au bonheur d’une existence pré-linguistique. Mais tu peux aller en sens inverse et prendre conscience des opportunités que l’automatisation a ouvertes pour toi. Si nous devons absolument automatiser l’art, ne soyons pas tristes, mais regardons plutôt les horizons qui s’ouvrent au-delà. Comme tu le sais, une adulte ne peut pas redevenir enfant, ou alors elle devient infantile. Mais la naïveté de l’enfant n’est-elle pas pour elle une source de plaisir, et ne s’efforce-t-elle pas elle-même de reproduire la véracité de l’enfant à un niveau plus élevé ?
Arseny Zhilyaev est un artiste italo-russe né en 1984. Il utilise l’exposition comme médium afin de créer des espaces entre fiction et réalité. Ses projets examinent l’héritage de la muséologie soviétique et la philosophie du cosmisme russe qui représente un large éventail de programmes philosophiques, artistiques et scientifiques ayant pour but de dépasser la mortalité, de réaliser la résurrection et de poursuivre l’exploration spatiale.
DEUX POÈTES SOUVERAINES ET COMMUNARDES
Je suis Marseille comme la bonne Louise est Paris. Sous nos prénoms se cache la tradition médiévale de Bonne Ville. Un statut oublié, autonome, cristallisant les désirs d’émancipation collectifs. La Commune de Paris a perpétué Louise Michel comme Marseille baroque m’a inventée. Nous le payons cher, car métamorphosées en vierge rouge pour elle et en troubadour pour moi, nous y avons perdu nos corps. Nous avons été désexualisées, sans descendances ni plaisir possibles et nous voilà liées aux destructions massives urbaines. À Marseille, toute l’architecture gardant les traces artistiques de la Bonne Ville a été détruite par les édiles. Finies les formes dans lesquelles s’emmêlent à égalité les règnes végétal, animal et humain! Restent deux atlantes hors les murs et des grottes de rocailles dans les bastides du terroir. En rasant mon église Saint-Martin, Marseille a fait disparaître sa puissance baroque et avec elle sa Vieille-Ville. Vous n’avez aujourd’hui qu’une ennuyeuse ville commerciale néo-bourgeoise à offrir aux touristes. Pourtant Marseille si grotesque émerge lentement dans votre 2020, là où les catégories se dissolvent dans les préoccupations holistiques et écologiques.
Qui racontera cela gagnera l’élection baroque de 2020.
CHANSON DE RUE
Un maire idéal serait donc un vivant non-humain ?
Issu du peuple de la ruine, il serait un maire de Marseille La ville où les murs comprennent avant leurs habitants
Tutti : Quand les murs s’écroulent
ne pouvant plus accepter le mensonge de façade les vivants non-humains sont obligés d’agir
Considérons un maire idéal qui serait un arbre
Un arbre issu du peuple des arbres de la ville
L’intelligence des arbres ferait ville et déplierait nos neurones
Existe-t-il ailleurs un maire non-humain, un maire de fiction ?
Non dans les faits, mais il peut exister partout un idéal de maire
Il parlerait la langue de tous les vivants non-humains peuplant sa ville
Il parlerait chat, rat ou punaise de lit
Il parlerait platane ou herbes folles
Il parlerait pierres et argiles, ciel et planètes
Tutti : Quand les murs s’écroulent
ne pouvant plus accepter le mensonge de façade les humains se nouent alors à la vie
Dans les faits, vous êtes de bonne volonté et vivant Et pourtant vous n’êtes ni votant, ni candidat
sur aucune des listes de meilleurs
À l’inverse, vous êtes sur une liste de votants,
et pourtant, très en colère, vous vous abstenez ou vous exercez votre droit de suffrage en blanc
Vous entrez dans la fiction de maire
Vous vous obligez à remonter à la source du vivant, au sens premier du droit de suffrage, et c’est loin !
Tutti : Quand les murs s’écroulent
ne pouvant plus accepter le mensonge de façade apparaît Suffrage au loin
LE CRI DU PLATANE, ACTE FONDATEUR
Nous, les platanes, étions à bout de patience, au bord de la crise de nerfs et vous savez à quel point l’énervement c’est vite dangereux pour des platanes urbains tels que nous ! Nous étions à l’été 2019. Après un quart de siècle d’une gestion municipale qui n’en finissait plus de broyer la vie, j’ai alors crié en pleine canicule : ça suffit ! La bande son s’est alors figée et les passants avec : j’avais parlé et en plus, en langue humaine. Comment avais-je pu en arriver là ?
Il y avait la douceur des matins dans l’odeur du café de la voisine du premier étage de la haute tour, nos dialogues sans réponse, chacun dans sa langue, ça aide à comprendre. Il y avait la colère dans notre espace de platanes, zone abandonnée, sol cabossé, troué, remonté le long de nos troncs jusqu’à l’asphyxie. Il y avait les pauvres palmiers agonisant dans des pots de béton, les circulations humaines rompues par les masses commerciales, une sorte de punition collective, la rupture des conti- nuités temporelles, le temps de la fondation antique disparu dans sa propre monstration. Il y avait les locations de logements fragmentés, les habitants sous pression foncière, la consommation et le décor pour touristes, parfois appelé centre-ville.
À Marseille, lorsque les humains ne sont plus à la hauteur, c’est nous les non-humains qui prenons le pouvoir pour sauver la ville et la vie. Alors, les maisons peuvent se rebeller, s’écrouler et les vivants, comme nous les arbres, nous pouvons nous laisser mourir. Alors, commencent les grandes épidémies du malheur. Mon cri de platane s’est transformé en récit, en épopée de tous les vivants marseillais. Je me souviens qu’un humain avait dit un jour : « L’Homme est la Nature prenant conscience d’elle-même ». Il s’appelait Elisée Reclus, il était géographe.
Nous, les platanes, savons cela depuis longtemps.
Dans tous les bruissements de l’air cachée derrière le droit de suffrage la source secrète se mit à raconter
Il y a des millions de fourmis sous mes pieds il y a des millions d’étoiles sur ma tête
il y a des millions d’humains sur ma terre
Je ne suis pas seule ni unique
il y a des milliards de déchets mis en orbite autour de la terre il n’y a plus de place pour un unique là-haut
Je vois des âmes vaillantes qui brisent leurs certitudes pour ne pas renoncer à leur propre souveraineté
elles refusent d’exercer leur droit de suffrage
elles n’abdiqueront pas
et défendront leurs intérêts par la coopération
Elles ont peut-être raison
je vais leur inventer un réseau d’eaux convergeant il y aura des affluents des mers souterraines,
des méandres et des deltas
C’est plus joyeux, dit le géographe Élisée Reclus
c’est plus vivant, dit la poète Louise Michel
c’est plus architecturé, dit le peintre Gustave Courbet.
Christine Breton, 23 juillet à Marseille 2020
Christine Breton : Christine Breton est conservateur honoraire du patrimoine et docteur en histoire. Elle cherche, depuis les Récits d’hospitalité, histoire renversée des quartiers Nord de Marseille, une écriture de l’histoire capable de restituer collectivement et économiquement les savoirs des vaincus ou les traditions orales toujours vivantes, en passant par la fiction et les codes du récit de voyage ou de l’archéologie vécue. La force émotive reste le moteur de son écriture. Christine Breton a co-fondé l’Hôtel du Nord, dans le cadre d’une démarche patrimoniale qu’elle a initiée en 1995 dans les quartiers nord de Marseille (13e, 14e, 15e, 16e arrondissements). L’histoire de l’Hôtel du Nord a été présentée au Tiers QG de Manifesta 13 Marseille, à l’occasion de l’exposition Archive Invisible #3 en collaboration avec l’artiste Mohamed Fariji.
L’équipe artistique de Traits d’union.s, programme principal de Manifesta 13 Marseille, est composée de Katerina Chuchalina (Conservatrice en chef VAC foundation, Moscou and Venise), Alya Sebti (Directrice ifa gallery, Berlin) et de Stefan Kalmár (Directeur ICA, Londres), les 6 chapitres de Traits d’union.s seront visibles du 9 octobre au 29 novembre 2020.
Extrait du livre « OH BONNE MAIRE ! RÉCIT ÉLECTORAL » de Christine Breton (Editions Commune, 2020)
Je suis, de fait, franco-algérien car je vis et j’ai grandi en partie en France ; j’ai aujourd’hui 43 ans. Je vis depuis 25 ans à Marseille, après avoir quitté l’Algérie au moment de la guerre civile. Mes racines algériennes resteront toujours proches de mon cœur, je les porterai à jamais en moi. J’ai vécu à Alger, surtout à l’adolescence et avant l’avènement de la guerre civile, les plus belles années de ma vie ; j’y ai découvert la spiritualité mystique, le soufisme, par le biais de mon seul et unique maître sur Terre : ma grand-mère paternelle, Dieu ait son âme.
Je suis attaché aux valeurs de la République française : la laïcité qui me protège du racisme, tout autant que du dogmatisme religieux ; l’égalité entre tou.te.s les citoyen.ne.s. Mais lorsque ces valeurs sont utilisées à des fins nationalistes, alors là je ne suis plus d’accord. De manière générale, si je suis particulièrement attaché à la notion de République – cette idée qui remonte à l’Antiquité selon laquelle l’espace public appartient à l’ensemble des citoyen.ne.s -, je suis, par contre, farouchement opposé à la Nation comme outil servant la fascisation, l’uniformisation, la normalisation forcée des identités individuelles.
Depuis que j’ai fondé le premier réseau inter-sectionnel européen de ce type, hybride[1] et à la croisée des chemins entre militantisme queers[2], féministes, et démarche intellectuelle ou artistique inclusive, notre mouvement international est passé à un autre niveau d’expertise.
Il y a dix ans, je suis parti de la définition du terme « Islam », qui en arabe signifie « être en paix ». C’est une forme grammaticale qui fait référence à un processus en devenir, théoriquement basé sur la connaissance de soi, des autres et du respect proactif de la diversité. Par conséquent, la connaissance de l’islam, en particulier la représentation que tente d’en dresser les « nouvelles théologies islamiques », peut contribuer à combattre pacifiquement l’homophobie, la lesbophobie, la biphobie, la transphobie, la misogynie, le racisme et l’antisémitisme ou la judéophobie, en encourageant chaque individu à trouver en lui, en elle, l’interprétation la plus juste du message divin pour notre humanité.
En cela, la connaissance de la théologie islamique de la libération, et en particulier l’apport des activistes et des intellectuel.le.s LGBT+[3] ou féministes, apporte, selon moi, une plus-value à la conscience humaine. En un mot, loin de l’éducation salafiste et fascisante que j’ai reçu en Algérie dans les années 1990, j’ai fini par comprendre que le Tawhid islamique peut permettre aux individus, appartenant de fait à une minorité sexuelle ou non, à mieux vivre et à s’assumer; l’islam ne doit plus être un facteur d’oppression mais d’émancipation qui encourage « l’autodéfinition-et- l’autodétermination », entre ipséité individuelle et l’hyphenation spirituelle. L’islam, au moment de son avènement, fut une véritable révolution sans cesse renouvelée. Il l’est encore pour nous qui nous décrivons (parce qu’il faut bien utiliser des catégories taxonomiques bien que réductrices) comme des musulman.e.s progressistes et inclusifs.ves. C’est la tradition de l’ijtihad (l’effort de réflexion) que nous revivifions, depuis le cœur de la tradition islamique la plus philosophique, la plus mystique, en un mot la plus authentiquement spirituelle.
Je pense que l’islam politique est là pour tenir le peuple. Il y a une expression, maintenant en Algérie, pour décrire cet islam politique : « la prière de celui qui se tient debout juste pour les fêtes et pour la prière du vendredi ». Cet islam politique s’est retourné contre nous dans les années 1990 pendant la guerre civile, car nous étions une génération qui a pris toute l’idéologie, que ces politiciens machiavéliques nous ont enseignée, au pied de la lettre. Cet islam politique n’est ni la faute de l’Occident, ni la faute des musulman.e.s. Il est né dans un contexte panarabique d’où viennent les gens qui ont condamné notre mosquée. Pour eux, la mosquée est un des centres du pouvoir, il ne pouvait être le lieu d’expression de nos luttes pour les droits des femmes[4] et des minorités LGBT+[5].
Pour moi le droit à l’autodéfinition et à l’autodétermination est essentiel à l’émancipation de tou.te.s, essentiel à la paix sociale, et donc à la paix des esprits. Oui, je suis franco-algérien parce que je l’ai choisi et que je sais ce que cela implique en termes de liberté et d’émancipation personnelle. Enfin, cette question me rappelle celle qu’on me posait étant enfant, des deux côtés des rives de la Méditerranée. Je ne pense pas devoir choisir : nos cultures ont toujours été liées autour du bassin méditerranéen et je prie pour qu’il en soit encore ainsi dans un futur proche.
Cette année encore (septembre 2019 – juin 2020) notre institut CALEM de Marseille[6] a proposé des formations ouvertes à tou.te.s (principalement en ligne), sur la base de recherches scientifiques inter-sectionnelles (anthropologie, psychologie, historiographie et théologies de la libération), pour des imams progressistes et des citoyens engagé.es, désireux.ses de travailler pour des sociétés plus inclusives, vivifiant des traditions spirituelles humanistes.
Aujourd’hui en France, en plus d’avoir fondé la première mosquée européenne inclusive, nous avons deux structures islamiques progressistes et inclusives (à Paris et Marseille), qui sont membres de notre mouvement international[7].
Notez que le 1er décembre, Journée mondiale du sida, c’était le 10e anniversaire de notre documentaire éducatif sur la situation des enfants confrontés à la pandémie de VIH dans le monde[8]. Comme vous pouvez le constater, nos organisations s’appuient sur vingt ans d’expertise, construisant nos réflexions sur un matériel et des initiatives solides.
Ainsi, depuis que nous avons emménagé dans nos nouveaux locaux en mars 2019, notre institut CALEM à Marseille a accueilli plus de 400 visiteur.se.s originaires de plus de vingt pays, dont plus de cinquante réfugié.e.s, demandeur.se.s d’asile et migrant.e.s, personnes LGBT + que nous avons conseillés, accompagnés, accueillis, ou qui ont participé à nos différentes activités locales.
Cela a été possible grâce à l’application de notre modèle social durable (indépendant et autonome), autogéré (participation à la visibilité de plusieurs associations partenaires locales: genre, migrations, handicaps, méditations[9]) et autosuffisant (revenus générés par nos formations, publications, actions civiques, ou par la location de nos locaux lorsqu’ils ne sont pas utilisés par notre communauté).
Mais aujourd’hui à cause de la crise du CORONAVIRUS, nous ne sommes pas en mesure d’atteindre financièrement nos objectifs, même si notre refuge est toujours ouvert et accueille en ce moment trois jeunes personnes qui ont du mal à se procurer de la nourriture (également parce que nos organisations sœurs locales partageant de la nourriture sont également fermées). Nous avons lancé une campagne de dons afin d’acheter des biens de première nécessité pour nos résident.e.s réfugié.e.s[10].
Cela me permet également de réfléchir sur la fragilité de ce mouvement progressiste, inclusif et auto-géré. Une réflexion plus large, nous concernant tou.te.s en tant que citoyen.ne.s, se doit d’être élaborée en ce qui concerne la place que l’on accorde à la santé et à la solidarité dans nos sociétés démocratiques, où ces initiatives, qui apparaissent aujourd’hui plus que jamais comme essentielles, sont trop souvent encore considérées comme marginales. En cela des modes d’action inter-sectionnelles – entre intellectuel.le.s, militant.e.s et artistes – se doivent d’être, à l’avenir, encouragées.
Ludovic Mohamed Zahed, 16 juillet 2020 à Marseille
[1] Homi K. Bhabha, The Location of Culture (London: Routledge, 1994).
[2] Alternatifs.
[3] Lesbiennes, gays, bisexuel.les, transidentitaires et autres.
[4] Amina Wadud, Inside the Gender Jihad: Women’s Reform in Islam (London: Oneworld, 2006).
[5] Ludovic-Mohamed Zahed, Homosexuality, Transidentity, and Islam: A Study of Scripture Confronting the Politics of Gender and Sexuality (Amsterdam University Press, 2019).
[7] https://www.mpvusa.org/alliance-of-inclusive-muslims
[8] https://www.dailymotion.com/video/xmgzp4
[9] Notamment à travers notre réseau inter-sectionnel local à Marseille AOZIZ : http://www.calem.eu/francais2/AOZIZ-of-inclusion.html
[10] https://www.calem.eu/donations.html
Ludovic Mohamed Zahed : Ludovic Mohamed Zahed est l’un des principaux conseillers du réseau AOZIZ, un réseau interdisciplinaire, basé à Marseille, qui explore les sujets de l’inclusion sociale dans le domaine culturel, c’est un collectif participant de Manifesta 13 Marseille qui inclut Béatrice Pedraza et Andrew Graham. Ludovic Zahed a développé deux doctorats en anthropologie et en psychologie sociale, il est aussi le recteur de l’Institut CALEM. Basé à Marseille, l’Institut CALEM explore les identités inclusives et intersectionnelles. Ludovic Zahed est aussi fondateur de la première mosquée européenne inclusive qui inclut spécifiqueme
nt les musulmans féministes et LGBT+. Le CALEM est également une maison d’édition qui organise des formations, des ateliers, des conférences et des séminaires pour tous. Récemment, le CALEM a ouvert un refuge autofinancé pour accueillir les migrants LGBT+.